Lundi 18 avril 2016
Ce matin, au deuxième réveil, les vertes prairies britanniques, une cup de tea noir, et la fourmillière londonienne qui n’a pas changé, toujours cette ardeur bourgeonnante pour aller au travail.
Que dire ? Ma mère qui s’inquiète de me savoir avec ces casseurs de la République qu’elle voit à la Tv, la visite de Varoufakis avec sa veste en cuir mais qui n’a pas dit grand chose, ce moment de féérie magique sous le chapiteau de la ZAD juché sur arbre et lampadaire, quelques débats de fond, la question de savoir s’il faut aller vers des revendications plus claires, celle d’anticiper si le mouvement va se rabattre sur un parti politique existant ou à créer, le travail de sappe médiatique, le trépignement de ce camarade contre le présumé manque de démocratie, l’agacement de celui-là contre un cameraman intrusif, notre collectif qui avance progressivement, la réunion de ce mercredi à la bourse du travail.
En tous cas, me voilà momentanément condamné à suivre le mouvement par médias, par Périscope, et par les nouvelles que vous me donnerez.
Vendredi 15 avril 2016
Les derniers jours ont filé de manière tellement trépidante que c’était difficile d’en toucher une, peut-être est-ce le propre de ce genre de situation. Joie ce matin de trouver une heure pour écrire ces lignes, déguster un bon croissant, et relire le chapitre de thèse d’un ami.
Ce que j’ai vu ces derniers temps à Répu m’a paru dans la continuité d’avant. Mais, quand même, cette scène.
Un soir début de semaine, il est fort tard (1h30 ?) et nous buvons un verre avec un bon ami au café rouge « République » - des salauds qui ne veulent pas qu’on vienne pisser et qui facturent à vils prix. Nous allions pour rentrer, légèrement émêchés, quand nous tombons sur un trentenaire qui nous parle avec un débit très rapide. C’est manifestement un des organisateurs centraux de « Nuit Debout », il nous raconte qu’il s’occupe de la logistique à la cantine, qu’il fait l’entremetteur avec les flics quand il y a besoin, et que ce n’est pas si facile de s’organiser malgré toute l’énergie qu’il y met.
Soudain, fumigène rouge sur la place en face de notre terrasse, mouvements de foule sur la place, le type s’élance tranquillement pour « gérer avec la police ». Nous continuons à deviser et à fumer tranquillement, quand nous sommes cette fois abordés par un grand autre type qui s’intéresse aussi à « Nuit Debout » et qui nous demande ce que nous faisons. Il nous assaille immédiatement de questions directes, ce qui me fait braire et dresser les poils, mais mon ami ne bouge pas et lui répond tranquillement, sans l’éconduire.
Pendant ce temps, un groupe restreint de manifestants bloque avec du mobilier urbain la route autour de la place de la République, plus aucun taxi ne passe, quelques lumières bleues ici ou là mais les flics semblent peu nombreux. Le bar ferme (2h), le premier type revient prendre ses affaires qu’il nous avait laissées (pour nous tester ?) et nous propose de boire un verre ailleurs, l’autre nous suit.
Je suis vraiment scié/cloué de voir cette route coupée sans que la police intervienne, le taxi que nous prenons ne semble pas surpris, mon ami non plus. Ce qui était sidérant pour moi c’était que la police n’intervienne pas et laisse faire alors que les manifestants sont peu nombreux, et que le grand type continue de nous poser des questions comme si de rien n’était (un RG ?). Genre de scène qui me paraissait aller de soi sur les routes du fin fond de la Tunisie et qui m’a semblé surréaliste à Répu.
Scène absurde, mais qui montre : les conventions de chat et de souris qui existent entre manifestants et policiers, la difficulté de prendre la mesure d’une situation manifestement banale et sécurisée mais que je connais mal (« où sont les lignes rouges ? »), les doutes sur ce grand type qui font réfléchir sur ce que doit être la vie quotidienne dans des sociétés très contrôlées par la police.
Mardi 12 avril 2016
Aujourd'hui lourde fatigue, malgré les amis, malgré le repos dominical, et donc repos relatif.
Lundi 11 avril 2016
Zhivka trilitt,
Hier, chouette ambiance dominicale : le soleil, les tambours, la lumière printanière et … beaucoup de monde ! Des stands qui sortent de terre comme des champignons : le pôle « éducation populaire debout », les éditions Libertalia et la CNT qui ont apparemment été autorisés à être là, le pôle « Jardin debout » avec plein de fleurs et de verdures (le type avec sa bèche autour des arbres de la place), la commission poésie qui déclame, l’infirmerie, des panneaux d’affichage qui regorgent, quelques gargottes à merguez, le stand « revenu universel et salaire à vie » (il paraît qu’il ne faut pas confondre les deux), le stand « migrants bienvenue », une AG qui déborde. Beaucoup de discussions sur l’opération « Apéro chez Valls », le premier ministre qui n’habite pas très loin et à qui de nombreux militants avaient prévu de rendre une petite visite, ce qui a donné lieu à quelques entrechocs avec la police.
Etonnantes ces causes qui se fraient un chemin visible dans la cacophonie de la place : les sourds dans le langage desquels l’orateur de l’AG est traduit en direct, la permaculture, les précaires de l’université.
Vendredi avec des copains nous avons fait passer un questionnaire sur la place, pour voir un peu qui était là. Il en ressort que pour une part les participants sont des gens diplômés, des mondes de l’art, des médias, ou de l’université, et donc sans surprise de milieux sociaux favorisés. Là les forces mécaniques de la reproduction sociale semblent pleinement à l’œuvre, et leurs appels aux « banlieues » paraît bien caricatural. D’un autre côté, on voit comme toujours que c’est plus complexe, et qu’il y a par exemple nombre de chômeurs, de salariés syndiqués, de gens qui habitent loin de la place, de passants qui jettent un œil.
Nous allons poursuivre cette après-midi puis vraisemblablement tous les jours de cette semaine, pourquoi ne pas venir passer quelques questionnaires ? C’est une riche expérience et nous offrons une tournée à la fin :)
Samedi 9 avril 2016
Malheur de malheur, il a fallu que je sorte hier soir mais que je sois réveillé tôt ce matin par la perceuse du voisin. Je râle, et sors boire un café.
Eh bien, avec une nuit de recul, je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris ce qui s’est passé hier soir à République.
J’arrive vers 16h30 et à peine sorti du métro je tombe sur un conflit entre le service « Accueil et sérénité » de la place et un tenancier maghrébin qui entreprend d’installer sa petite gargotte à merguez en plein milieu de la place, pratiquement là où a habituellement lieu l’AG. On lui dit que ce n’est pas possible, qu’il faut qu’il aille un peu plus loin car ce sont des tentes supplémentaires du mouvement « Nuit debout » qui vont être installées là. Comme ça dure et que le mec ne bougeait pas, au bout d’un moment je m’interpose brutalement : « « bon, OK, écoutez puisque c’est ainsi je vais appeler notre service sécurité et tous les gens qui sont sur la place pour qu’on vous vire ». Mais je suis aussitôt repris de volée : « eh mon frère tu veux que j’appelle mon service sécurité à moi ou quoi, je les fais tous venir mon frère »
Finalement il acceptera de se déplacer à une dizaine de mètres, parce que le nouvel endroit semble plus rentable. 15 minutes plus tard, rebelotte pour un autre tenancier de gargotte qui arrive. Ils sont maintenant plus d’une dizaine là où une semaine auparavant il n’y en avait aucun. D’ailleurs, ils ne tardent pas à se faire la guerre entre eux.
Frappant comme dispute de l’espace, non ? D’un côté le type qui essaie de gagner sa vie et de gagner péniblement sa place afin de faire un peu de fric (pour faire vivre sa petite famille ? pour envoyer au pays ?), de l’autre nous qui prétendons promouvoir le changement à notre guise de petit-bourgeois. Evidemment comme les types sont maghrébins, en survett’, et qu’on se dit que pour gagner ainsi sa vie ils ne doivent pas rouler sur l’or, nous sommes (très) mal pris.
Mais peut-être cette histoire s’éclaire-t-elle d’un autre jour si on accepte la rumeur selon laquelle la mairie de Paris vient aujourd’hui même de légaliser la présence momentanée de ces vendeurs sur la place, ce qui expliquerait leur arrivée en nombre, alors qu’avant c’était légalement interdit.
La suite dans une lignée similaire : beaucoup de monde, une longue AG en conséquence sur fond d’une musique techno assourdissante installée sur l’autre moitié de la place, la transformation festive de la place en fête de l’Huma, la différence à la fois minime et incommensurable entre ceux qui font et ceux qui causent, le passage d’amis qui ont dû se dire qu’ils passeraient bien faire un peu la fête place de la République après leur semaine de boulot.
Je n’ai pas beaucoup d’amis, mais je les aime énormément. Parmi eux, mon vieux Bill : il est incroyable. Sa maxime pourrait être : « on le dit, et on le fait, en avant ». Le genre de type à la fois très doux mais qui à lui seul peut vous démâter toute une assemblée, sonner la charge contre n’importe quel gourou, et effectuer sans broncher un nombre incalculable de tâches logistiques utiles au mouvement. Sacré Bill, je vois souvent de loin où il se situe, même sans parole et sans lumière.
Vendredi 8 avril 2016
Quelle assemblée pétillante hier soir !
Du monde, pour la première fois quelques militants-rappeurs au micro pour faire la promotion de leur association de banlieue, cet étudiant blondinet de Paris-8 qui jour après jour appelle avec beaucoup d’insouciance à la révolution, l’inévitable chômeur en fin de droits, quelques sdf qui s’installent gentiment sur un coin de la place, la chaîne Utube « Osons causer » qui fait une rapide captation des gens les mains levées, celui-là qui annonce à nouveau l’installation prochaine de toilettes sèches réservées aux femmes, les directives d’une modératrice bien plantée, celui-ci qui veut du bois pour s’installer durablement, l’autre qui récite un court poème, un émissaire de la commission informatique qui a trop de boulot et ne veut pas se montrer, tout le monde a dans la tête les activités du week-end et la manifestation de samedi après-midi contre la loi du travail, l’expression apparemment bretonne « de quoi tu dis ».
Puis, soudain, la modératrice de l’AG qui demande des volontaires pour aller soutenir « un groupe de sans-papiers attaqués par des flics » à la station de métro Stalingrad. Je ne bouge pas, mais Antoine m’y entraîne, nous suivons une colonne de militants décidés jusque là-bas, où finalement il ne se passe pas grand-chose et où ce n’est pas l’éclairage public qui grève les finances de l’Etat. La police a déguerpi, quelques discours sont prononcés dans une assemblée improvisée, on en profite pour passer aux toilettes, avant de retourner sur la place où la nuit est tombée.
Là règne une forte activités pendant que les discours de l’AG continuent, avec plusieurs tentes dont celle de la cantine où nous nous ravitaillons et celle de la commission logistique. L’organisation progresse : les oratrices successives de l’AG parlent maintenant à travers de gros baffles qui diffusent leurs paroles, les gens agitent les mains en signe de soutien ou pour signifier que ça se répète, le site internet (https://www.convergence-des-luttes.org/) s’orne des compte-rendus d’Assemblée Générale et des horaires des fameuses commissions qui étaient jusqu’ici assez désorganisées.
La multitude, les sourires, l’idéalisme béat, le machiavélisme de grand chemin.
Mais vers 22h30 la fatigue est descendue sur moi, et je suis donc rentré me coucher. Aujourd’hui est un autre jour – en regardant par la vitre de ce petit café, je crains d’ici que la pluie ne vienne gâcher les projets de fin d’après-midi.
Le mouvement manque pour l’instant de chansons, de blagues, et de slogans. Mais qu’il est difficile d’être subversif ! Autant de domaines dans lesquels certains publicitaires, artistes, journalistes, hommes politiques, sont en un sens beaucoup plus malins/préparés/efficaces que nous.
Frappant en tous cas celui-ci à la rythmique singulière (prononcez-le une fois, juste pour voir) : « Camarade ! Lève-toi-le-changement-ne-se-fera-pas-sans-toi », comme disent les plus enragés en guise de provocation-invitation. On y trouve un écho historique (« camarade »), un habile euphémisme (« changement » plutôt que « révolution/révolte »), et un jeu répétitif sur les sons (« toi … toi ») qui met la pression sur l’autre – sans doute trop lourdement.
Jeudi 7 avril 2016
Description, description : le retour de l’humidité, tout le monde semble dorénavant se préparer pour la manifestation de samedi sur laquelle pèse donc beaucoup d’attente, l’énergie d’une militante pour nous enrôler dans un tractage ce vendredi, absence de commissions qui me déçoit, une AG qui démarre laborieusement avec beaucoup de blabla. Un groupe de plusieurs centaines de lycéens auraient tenu la dragée haute à la police la nuit dernière en demandant la libération de leurs congénères au commissariat du 5ème arrondissement, avant d’avoir été accompagnés par les CRS jusqu’à ... République. Igor me dit que les titulaires de son université ne font rien pour le mouvement, et mettent même parfois les bâtons dans les roues. Xavier me fait remarquer que jusqu’ici nous n’avons au fond pas rencontré grand monde dans cette mobilisation, sans doute parce nous restons entre nous, mais aussi parce que les gens semblent peu se parler entre eux. L’impression de poches de résistance : chez les lycéens apparemment les plus durement réprimés, dans certaines facultés, à notre Dame-des-Landes, sans doute dans certaines entreprises privées ou publiques (SNCF) où les syndicats soutiennent le mouvement du bout des lèvres, voire s’y opposent (CFDT). Plusieurs m’ont dit que les médias relaient bien ce qui se passe sur la place, mais de manière superficielle et dépolitisée, en éludant les problèmes de fond (le manque de perspective pour les jeunes, le pouvoir des banques, la représentation démocratique) et en insistant sur la « vitalité citoyenne ». Des trucs du genre "La nuit est à eux" aujourd'hui en une de Libé.
Au fait, qu’est-ce qu’un « signifiant vide » ? Ce serait, par exemple, des notions comme « la vitalité citoyenne » ou « la justice sociale » : très difficile d’aller contre, suffisamment abstraites, elles rassemblent immédiatement tout en ne disant au fond pas grand-chose. C’est aussi, peut-être, la logique de cette anecdote racontée le mois dernier par le numéro 2 du parti espagnol Podemos :
« Je me rappelle d’un débat télévisé en 2012 entre Pablo [Iglesias, actuel leader de Podemos] et d’autres hommes politiques dont un du Parti Populaire [droite traditionnelle, équivalent de l’UMP en Espagne]. Pablo lui reproche en direct les dépenses exagérées des politiciens corrompus, comme par exemple voyager en classe affaire, alors que la population crève de faim.
Le type du Parti Populaire se défend en disant qu’au fond ce problème ne change à peu près rien aux problèmes économiques contemporains de l’Espagne, que c’est économiquement anecdotique.
Eh bien, le type avait tout à fait raison, mais ce jour-là sur le plateau il a perdu le débat, Pablo l’a enfoncé et tout le monde a applaudi, scène qui aurait été impossible il y a encore quelques années - à commencer par la présence même de Pablo sur ce plateau TV. »
Conception de la politique qui, quoiqu’on en pense, prend à contre-pied les chevronnés militants d’extrême-gauche qui parient plutôt sur le raisonnement, l’éducation des masses, et donc sur un travail diffus de formation politique.
Peut-être qu’au fond c’est ce qui est confusément en jeu quand nous nous plaignons de l’AG où nous avons l’impression d’entendre des discours trop généraux qui ne nous apprennent plus rien.
Quand à moi, comme d’autres j’aperçois mon travail à quelques encablures qui bat légèrement de l’aile entre deux vagues et me rappelle à l’ordre.
Mercredi 6 avril 2016
Quand même, quand on y pense, c’est déconcertant ce qui se passe place de la République : une espèce de fourmillière continûment désordonnée de quelques milliers de personnes chaque soir, ceux qui restent assis pendant des heures à écouter des orateurs en tous genres, des petites échoppes à merguez pour qui le rassemblement se transforme en jackpot, des flux continuels de gens qui se déplacent pour retrouver un ami, tenter de faire quelque chose de concret, ou aller chercher à grande peine un endroit pour pisser. Certains lycéens coffrés pendant la manifestation du jour sont venus au micro de l’AG pour dire qu’ils étaient très contents de s’être fait libérer deux heures plus tôt.
Il y a une espèce d’énergie collective qui, comme Serge le relevait hier, est tout à fait étrange/spéciale/inhabituelle/absurde/insensée, alors même que le mouvement n’a pour l’instant pas de liste claire de revendications hormis le retrait de la loi du travail, n’a aucune véritable conquête à son actif hormi cette place désordonnée, et n’attirre même pas les flics. Et pourtant nous affluons, jour après jour.
Bien sûr tout cela me fait penser aux mouvements de révolte de Tunisie puis d’Espagne, où à chaque fois je suis arrivé avec au moins quelques mois/années de retard, sans assister aux moments fondateurs après lesquels la mobilisation a revêtu un caractère d’évidence/acquis.
Les questions pullulent, mais ce qui est clair : 1/ ces moments m’apparaissent maintenant beaucoup plus indécis/indéterminés/désorganisés que les interprétations armées de théorie et de statistiques ne le laissent penser après coup. 2/ on ne dispose pas à ce stade d’éléments suffisants pour saisir/décrire ce qui se passe autrement que de manière littéraire comme tenté ici. 3/ la part de l’entraînement par la sociabilité dans ce genre d’événement semble avoir été tout à fait sous-estimée dans les recherches à ce sujet que je dépouille depuis des mois.
Aujourd’hui, j’irai à partir de 16h à ces fameuses commissions pour voir ce qu’il en est et mettre la main à la pâte.
Mardi 5 avril 2016
« Fluctuat nec mergitur »
Eh bien, ce que j’ai vu hier Place de la République j’ai trouvé ça gentimment down : une Assemblée Générale vite pliée, l’association Droit Au Logement (DAL) omniprésente ces derniers jours mais qui avait annoncé ne pas pouvoir ce soir, le père de tel ami qui passe musarder, beaucoup de badauds l’appareil-photo ou la caméra au poing, mes anciens élèves qui baguenaudent, le mec qui dit à sa copine « je ne sais pas si je vais rester là, moi », tout assez calme pour qu’on sente le sol vibrer au passage d’un métro, pas de nouvelles de la commission d’action à laquelle je m’étais inscrite, le mendiant habituel qui fait son tour et ceux qui « taxent » en finesse, l’absence manifeste des militants professionnels sans doute en repos en vue de la manifestation d’aujourd’hui (départ Bastille, 13h), mes camarades et nos boutades, assis sur notre banc on se serait cru dans un salon, un doux abandon au temps et au manque d’énergie après la journée de boulot. Quand même : une manif de chômeurs venue de nulle part à 23h, cette danseuse à l’aise sur un petit concert improvisé par un violoncelle et une trompette, ou ces élèves des Beaux-Arts qui s’affairent autour de marteaux et de planches (pas vu la fin).
Où sont donc les foudres de révolte et leurs éclats de rage ? Ont-ils pris la Saint lundi ou avons-nous définitivement perdu ce que nous n’avons jamais eu ?
Nous verrons le mood en fin d’après-midi.
Lundi 4 avril 2016
"Olé !"
Extraordinaire ! Incroyable ! Un peu de soleil hier dimanche à République, et l’impressionnant rebond après le fiasco de samedi soir : beaucoup de monde pour une assemblée générale vivante (1000 ?), l’économiste Frédéric Lordon toujours là qui a brièvement pris la parole pour recentrer les débats sur « où voulons-nous aller, que sont nos revendications ? », des abris de fortune qui sortent de terre comme des champignons, de laborieuses tentatives de « convergence des luttes » (http://www.convergence-des-luttes.org/), l’absence totale de policiers en uniforme, le sentiment commun d’un discrédit de fond des partis politiques, ceux qui écoutent l’assemblée ébahis et ceux qui essayent d’organiser des trucs dans une joyeuse pagaille, la mine fatiguée de celle-ci et le sourire éclatant de celui-là, les listes papier de mails à recopier sur les ordinateurs, une petite bière avec des militants après avoir monté une bâche, la grosse pression sur un journaliste-TV, un concert en fanfare pour finir. A croire que la pluie fait le beau temps.
L’autre jour j’étais un peu anxieux à l’idée que les CRS puissent sonner la charge, mais Antoine m’a rassuré : dès que la situation se tend, tout le monde sort son téléphone, se met à filmer, et l’envoie directement sur les réseaux sociaux, donnant d’autant plus de force au mouvement comme cela vient d’être le cas suite à un incident avec un lycéen. Du coup, c’est vrai que ça limite quand même fortement leur marge de manœuvre, et explique sans doute le pacifisme de part et d’autre.
Brouillon et fragile sans aucun doute, mais suffisant pour qu’on retourne y faire un tour - pour ma part après ma journée de boulot, à 18h, pour l’apéro.
Dimanche 3 avril 2016
"Le reflux"
Dimanche matinal, café soleil dans le quartier du moment, faire le point sur la journée de mobilisation d’hier, piteuse.
Le plaisir réel des amis retrouvés, et hormis ça rien ou presque à se mettre sous la dent : la pluie, l’humidité qui en résulte, encore la pluie, Sylvain George qui arrive tardivement, le manque d’énergie et d’enthousiasme, ceux qui devaient venir et finalement non, les mecs d’Osons Causer qui discutaillent alors qu’ils n’ont rien produit depuis trois semaines, les absences frappantes des intellectuels, des étudiants, des syndicats et autres associations, jusqu’aux flics qui n’étaient plus là, une AG tardive lancée par des jeunes alcoolisés, les mecs lourds avec les filles, l’amertume pour rentrer à la maison au milieu des cris de poivrots manifestement à des milliers de kilomètres de tout ça, discussions sur le rôle à la fois risible et fondamental de l’émotion dans ces foules, les réseaux militants que nous n’avons pas et qui ne peuvent être tissés qu’avec du temps/terrain.
Quels seraient les indicateurs du dynamisme d’un mouvement ? Sa taille, bien sûr, mais aussi les visages émerveillés ou déçus des conjoint-e-s de mobilisé-e-s, ou le nombre de slogans inventés, en l’occurrence plutôt faible.
Momentanée remise en question, forcément, teintée d’un curieux sentiment d’impuissance. On dira que c’était la pluie.
Bref, « Jadis, si je me souviens bien » (Rimbaud), dimanche de reconstitution, et peut-être que la capacité de surmonter/braver les échecs est le propre d’être jeune. Prof ou élèves peaufinent leurs notes de cours, d’autres appellent leur maman pour savoir comment va.
Samedi 2 avril 2016
« Le changement, c’est maintenant »
Eh bien, ce que j’ai vu hier Place de la République j’ai trouvé ça valable : des journalistes qui croient tenir leur scoop du soir et interrogent des badauds auxquels ils font dire n’importe quoi, une Assemblée Générale de plusieurs heures, une organisation vitesse grand V pour des stands pour manger, des apparatchiks (leaders de mouvements antérieurs, Besancenot, …) qui donnent un peu sur le côté des interviews médiatiques, tel manifestant dans l’arbre pour tendre la bâche, Sylvain George qui filme tout du long, des CRS disséminés ici et là. Etonnamment des militants plutôt la trentaine que la vingtaine.
A un moment, la commission logistique ayant décidé de ramener des palettes pour passer la nuit, des policiers se sont interposés, à proximités de l’assemblée générale. Le flic : « non, ce n’est pas possible de ramener plus de palettes ». La manifestante, sa palette à la main : « eh ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? C’est pour passer la nuit le sol est encore humide ». Le flic : « je suis désolé, je dois faire appliquer les ordres ». D’autres flics se ramènent, et prennent la palette. La manifestante : « ils font vraiment n’importe quoi, ils disent A, ils font B, on aura les palettes un peu plus tard ». Et de fait, une chaîne de passage de (quelques) palettes s’est organisée un peu plus tard, à l’autre bout de la place.
Est-ce qu’il y a une « réserve » d’exaspération suffisante pour vraiment s’établir place de la République au plein centre de Paris la riche ? Mais qui est donc vraiment ce parti socialiste qui s’attache à dissoudre chaque nuit ce rassemblement pacifique et citoyen ? Le mouvement et les militants arriveront-ils à en rallier d’autres ? Les réseaux sociaux casseront-ils l’odieux cadrage médiatique ?
Que d’incertitudes ! Que de tâtonnements précaires ! Nous n’avons pas grand chose à perdre, les partis politiques sont objectivement pourris et ridicules, l’ombre plane sur nos chaumières bienaimées : bref, camarades, les arguments ne manquent pas pour qu’on retourne y faire un tour - pour ma part à 18h, avec quelques bières, et avant que les uns et les autres ne partent en soirée.
Vendredi 1er avril 2016
"Débuts/lancée"
Eh bien, ce que j’ai vu hier j’ai trouvé ça honnête : les trognes de certains ouvriers de la CGT, l’absence des enseignant-chercheurs, les CRS encagoulés l’air sévère, la garde des enfants dont l’école est en grève, le discours de l’intellectuel, chacun-e se débattant avec l’humidité ambiante, les hurlements soudains de tel manifestant, Hollande ridicule et agaçant à la Tv, des amis que ça fait plaisir de retrouver, les danseurs et les musiciens de fanfare, les gauchistes jeunes (Dread, étoile rouge) et vieux (journal « Le Bolchevik »), les militants au long cours qui installent contre le vent un écran précaire pour projetter un film place de la République et « y rester » (pour quoi au juste ? peu de débats à ce sujet). Et des bouts de conversation saisis au vol dans la foule (« puisque c’est ça j’irai voir ailleurs » dit l’un, « tout à fait, ma thèse avance bien », dit une autre).
Ca ne semble pas grand-chose, rien de tout à fait renversant, les critiques ne manqueraient pas, et en même temps quelque part c’est beaucoup, en tout cas suffisamment pour qu’on retourne faire un tour à République - pour ma part à 18h30, après ma journée de boulot, pour l’apéro, et avant que les uns et les autres ne partent en soirée.
Lundi 28 mars 2016
« Qu’est-ce que la politique ? »
Le 19 mars dernier Iñigo Errejón, le numéro 2 du parti espagnol Podemos qui a fait 20% lors des élections de décembre 2015, est venu à Londres participer à un séminaire devant un parterre d’intellectuels et d’espagnols exilés, et il a entre autres dit ceci [je traduis aussi littéralement que possible de l’espagnol] :
« (…) La politique est aussi une guerre de mouvement pour la création de sens.
Je prends un exemple qui m’est arrivé la semaine dernière et qui me semble l’illustrer parfaitement.
Donc, j’étais au supermarché à Madrid la semaine passée en train de faire mes courses, et plusieurs personnes m’ont arrêté. L’une d’entre elles, une employée chargée du réapprovisionnement [en espagnol « reponedora », du verbe « reponer », remettre], me dit « quand vous arriverez là-haut, c’est-à-dire au pouvoir, n’oubliez pas … Moi, je m’attendais [en fait il utilise en espagnol le verbe « asumir », plutôt que « m’attendre à » qui se dirait « me esperaba »] qu’elle allait me dire quelque chose qui avait à voir avec ses conditions de travail, ou son salaire, ou ses conditions de vie.
[petite interruption due à la traduction en directe en anglais par une jeune femme, on peut présager que toute la salle attend la suite de l’histoire]
Et elle me dit « por favor n’oubliez pas le droit des animaux » !
[rires de la salle, traduction en direct]
Parce que la législation change d’une région [communidad, échelle administrative en Espagne] à l’autre, et il y a des gens qui vont abandonner leur chien dans la région d’à-côté. Je vous le jure, elle me le dit comme ça.
Ensuite est venu le boucher [carnicero], je vous jure, et il me dit : « dis à la mairesse » - c’est à-dire que nous avons gagné les élections dans la région de Madrid mais c’est ça c’est juste une parenthèse - « dis-lui qu’elle doit plus s’occuper de Chueca, du quartier [barrio] de Chueca », qui est le barrio gay de Madrid.
[rires, traduction, la traductrice oublie de préciser que c’est le barrio gay, Errejón le rajoute lui-même en anglais : « which is the gay neighborhood ». NB : Podemos est un parti qui est favorable aux droits des homosexuels.]
En réalité les deux étaient, je crois, des sympathisants de Podemos.
[traduction]
Et ils l’étaient pour des raisons extraordinairement différentes, et en plus qui n’avait pour aucun des deux à voir avec leurs conditions de travail ou de salaire.
[traduction]
Ce qui unissait leur sympathie de l’une et de l’autre est un lien très faible, et ambivalent, que si je devais exprimer avec leurs mots je formulerais ainsi : « vous amenez quelque chose de frais », ou « vous représentez quelque chose de nouveau qui est nécessaire ».
[traduction, « fresh air »]
Et c’est précisément cela la difficulté et la fragilité d’être « quelque chose de nouveau », ce « sursaut de sens » qui permet d’interpeller tant de secteurs et d’avoir les bons résultats électoraux que nous avons eu jusqu’à présent.
»
(analyse en cours, extrait qui selon moi pourrait être l’objet d’un commentaire de texte approfondi, à condition de connaître un minimum le paysage politique espagnol – condition qui en elle-même en dit long sur l’encastrement apparemment inévitable de la politique)
Dimanche 27 mars 2016
Je suis par médias interposés les événements de ces derniers temps à Brussel, des attentats de mardi à des émeutes apparemment d’extrême-droite aujourd’hui. J’ai l’impression d’être un petit oiseau sur ma branche, un fort sentiment de déprise, comme cloué au piquet par ma thèse et tenu éloigné à cause de mes pérégrinations.
Samedi 26 mars 2016
Quel piètre article de Cédric Lomba sur les frères Dardenne : à le lire, leur succès et leurs films découleraient de leur trajectoire sociale d’aspirants à la culture légitime socialisés par des créateurs déjà reconnus. Voilà un bel exemple d'une "sociologie du social" à bout de souffle, rance et routinisée. Il n'y a que des sociologues qui ne se sont jamais vraiment confrontés à la création artistique pour écrire des choses pareilles.
Ce qui bien sûr ne veut pas dire que les Dardenne sortent de l’ether pur et échappent à toute détermination sociale, à commencer par leur enfance dans le borinage qui constitue la trame de fond de plusieurs de leurs films.
Vendredi 25 mars 2016
Journées de lectures à Chassingrimont, entrecoupées de dîners ou de déjeuners avec des amis du coin.
Essentiellement lu des récits de mobilisations sud-européennes contre l’austérité, les inégalités, et le capitalisme en général. Plusieurs politistes jeunes et brillants ont étudié les militants, de manière discutable mais au moins il y a de quoi discuter. De mon côté je ne devrais pas m’aventurer sur ce terrain pour lequel je n’ai ni les matériaux ni la formation.
Jeudi 24 mars 2016
Hier nouvelle séance du séminaire de présentation des doctorants : l’allemande sur la politique culture d’un grand opéra berlinois pour essayer d’y faire venir la communauté turque – à croire que l’Allemagne n’a pas connu le fameux tournant de la politique culturelle ? Celle-ci a d’abord cherché à faire adhérer les déshérités à la culture légitime (les années 1960 en France, André Malraux ministre de la culture), ensuite comme ça ne marchait qu’avec beaucoup d’efforts on a cherché à faire entrer au musée les graphitis et le rap (les années 1980, Jack Lang), enfin le multiculturel bienpensant et la ruée sur les « métiers de la culture » pour diffuser de la musique là où il faudrait des patates. Du coup, elle est la troisième doctorante que je connais qui étudie la culture à Berlin.
Autre présentation d’un Anglais sur la stigmatisation des pauvres, un sujet que je connais un peu dans le cas français et me voilà donc malgré moi en position d’espionnage industriel. Mais il n’était pas à la pointe de la littérature et son projet n’est pas très original.
Mercredi 23 mars 2016
Telle revue qui m’annonce que ma proposition d’article a été définitivement acceptée, alors que c’est loin d’être celui que j’estime le meilleur. Il y aurait à dire sur le marché des revues en sciences sociales, qui nous laisse atomisé et sans beaucoup pouvoir de négociation face à d’implicites contraintes de publications. Mais ne pas oublier que les revues aussi ont leurs contraintes, car elles doivent sortir les numéros les uns après les autres.
Le soir, bière au pub du campus avec des collègues et Liza McKenzie déchaînée qui en avait encore après le mec de l’autre jour. Nous nous sommes bien entendus après qu’elle ait compris que je charriais en disant que « once more, all this is due to Broken England, these lazy unemployed that do not accept any job and these bad mothers that prefer going to the pub than feeding their numerous children » (« encore une fois, tout ça est de la faute de ce que les libéraux appellent la Broken England, cette Angleterre de chômeurs qui ne veulent pas travailler et de mauvaises mères qui préfèrent aller au pub que de nourrir leur famille nombreuse », deux poncifs de droite qu’elle démonte dans ouvrage).
Mardi 22 mars 2016
La présentation d’hier a suscité au département autant de réactions que des poissons-volants dans l’écume d’un chalutier.
Ca a commencé dès 8h du matin quand la sociologue-activiste Liza McKenzie m’a expliqué qu’elle aurait mieux fait d’aller au conseil municipal avec son collectif militant pour un meilleur logement plutôt que d’être allée écouter « le show de petit-bourgeois yankee blondinet qui nous a fait la morale sans rien nous apprendre de nouveau ».
Mais c’est surtout l’habile F. A. qui m’a fait voir ce que je n’avais pas vu. Il est d’accord qu’on n’a certes rien appris de révolutionnaire, mais il me donne une autre paire lunettes : selon lui, l’enjeu de la présentation n’était pas d’innover, mais plutôt de proposer une forme originale de présentation sociologique, alliant statistiques et enquête de terrain, émotions et faits objectifs, description et proposition de nouvelles politiques publiques, présentation académique et débat social. Vue ainsi, la proposition d’hier prend tout son sens et le jeune yankee apparaît beaucoup plus malin qu’il en avait l’air : sa manière de passer audacieusement de la description ethnographique d’une famille expulsée aux chiffres impressionnants de familles concernées, ce moment où dessine au tableau une courbe présentant le marché immobilier américain sans logement bon marché, ses retours à une famille décrite en introducion. Voilà une manière astucieuse de produire une sociologie qui va droit au but, à la fois méthodologiquement inattaquable mais laissant place à une certaine émotion sur fond de phénomène social poignant. Voilà ce qui peut faire vendre des livres d’étude sociologique et attirrer l’attention publique sur un problème de société. Malin.
Lundi 21 mars 2016
La série de description académique continue avec la venue aujourd’hui de Matt Desmond, un jeune professeur d’Harvard qui vient d’écrire un livre sur les expulsions immobilières (appelées ici « eviction », lié à évincer) aux Etats-Unis, à partir d’une enquête statistique et d’entretiens. Cela se passe ainsi : une salle avec un vidéoprojecteur, une cinquantaine de personnes, quelques mots d’introduction par le professeur McQuarrie qui était sur son 31. Blond, 35 ans, en costard, avec un vrai accent américain, il a fait une présentation d’une petite heure, expliquant combien les familles souffraient des expulsions immobilières, et les diverses conséquences que cela avait sur leurs vies.
Néanmoins ce n’était pas très instructif et novateur : quiconque aurait dû parler de ce sujet en entrant dans la salle aurait sans doute eu un discours similaire au sien. C’est là un écueil courant de ce que Latour qualifierait de « sociologie du social » : avec un peu d’expérience on sait souvent d’avance ce qui va nous être dit, et que de toute manière la conclusion dénoncera les inégalités sociales. Tiens, bien pertinente ici la distinction latourienne, il est assez jouissif d’essayer, de confronter les théories et de voir comment elles réagissent, comment elles se comportent et tiennent ou non le choc.
Dimanche 20 mars 2016
Ce matin, pas de petit marché sur « la zone » à deux pas de la maison.
Par contre l’incarnation de la classe ouvrière anglaise avec la pause-café de ces trois bonhommes sans beaucoup de cheveux, en tuniques de travail orange fluo et très sales, ainsi que d’épaisses chaussettes fourrées dans de grosses chaussures brunes de chantier.
L’un mange un énorme sandwich manifestement au fromage blanc et au poulet et porte un casque en plastique, l’autre boit un café à emporter tout en recevant l’appel d’un collègue de chantier, le troisième plus âgé s’attable en face de moi et ouvre « The Sun », le journal tabloïd anglais avec plein de photos de femmes très dénudées. Il lui manque le bout de son petit doigt.
Plus tard dans l’après midi, assemblée du réseau Podemos de Londres, assez ennuyeuse sur le « Brexit » et sur des démarches administratives. Mais il semble bien que de nouvelles élections se rapprochent, vraisemblablement en juin.
Samedi 19 mars 2016
Sacrée Liza McKenzie ! Plantureuse, cheveux rouges pétants, petits piercings argentés, voilà bien un ovni dans l’establishment du département de sociologie de la LSE. Comme elle l’explique dans son livre sur le quartier pauvre de Nottingham dont elle est originaire, sa mère était femme de ménage, son père un des derniers mineurs et grèviste de la fameuse grande grève des mineurs de 1984 qui n’eut pas raison de Margaret Thatcher symbole du néolibéralisme des années 1980. L’auteure le revendique haut et fort, explique avoir élevé toute seule son fils métis, et a soutenu sa thèse en 2010 à 40 ans après une vingtaine d’années en usine. Sa présence dans un département rempli d’aristocrates intellectuels anglo-saxons me fait voir d’une autre manière le directeur, qui est paraît-il à l’origine de sa nomination. Son livre décrit l’enfermement du quartier, manifestement assez similaire aux banlieues pauvres françaises. Ramification intellectuelle oblige, postface d’Owen Jones, ce sociologue anglais vu en décembre dernier … au meeting de fin de campagne de Podemos à Valencia.
Vendredi 18 mars 2016
Expérimenté ces jours-ci et bon exemple des tensions dans le monde universitaire.
Une collègue doctorante de bureau me passe le texte que présente une autre collègue dans un séminaire d’une autre université et fermé aux extérieurs, parce que son étude porte sur les difficultés économiques et les manières d’y faire face de familles pauvres en Angleterre en cette période difficile, soit un sujet que j’aborde dans ma thèse mais pour l’Espagne.
Je la remercie chaudement et lis donc le texte, qui est relativement intéressant : je n’apprends rien, mais la description des situations observées est correcte et je retrouve des choses observées en Espagne (la gestion du frigo, l’utilisation de l’aide alimentaire, l’organisation du budget, …).
J’écris à l’auteure pour la féliciter, voir si on peut se rencontrer et échanger, et lui demander pourquoi elle relie ces situations au contexte d’austérité actuel, parce qu’il me semble que les situations qu’elle décrit ont toujours existé.
Je reçois conjointement un mail de la collègue de bureau qui m’avait passé le texte et qui est toute chamboulée parce que l’autre est très énervée et lui a vertement reproché de m’avoir passé indûment son texte et de nous avoir mis en contact, en même temps qu’un mail de l’auteure qui fait comme si de rien n’était et qui dit que nous pourrions éventuellement nous rencontrer.
J’aplatis l’affaire avec la collègue de bureau qui est très étonnée de la réaction de sa collègue, et je pense ne pas répondre à cette dernière.
Autre possibilité : non-réponse ou délais hors de propos de chercheurs seniors dont on a besoin de l’aval et qui se prennent pour des stars jouant le « je suis très pris » quand d’autres du même acabit répondent systématiquement dans les deux heures.
Voilà la loi et les prophètes dans le monde universitaire – heureusement pas toujours, mais souvent.
Jeudi 17 mars 2016
[attention discussion théorique en vue, suite]
Aujourd’hui à la LSE séminaire des doctorants suivi par le professeur américain Michael McQuarrie : deux fois par mois, lui et ses étudiants discutent pendant deux heures d’un texte fixé à l’avance. Il paraît que c’est une pratique inspirée des Etats-Unis. Chaque étudiant-e est censé-e envoyé à l’avance à tout le groupe une page de réaction sur le texte, sur la base desquelles part la discussion. Suite à un petit entretien dans son bureau pour qu’il me rencontre, McQuarrie est d’accord que je vienne, à condition que j’envoie comme les autres étudiants une page de réaction.
Cette fois le texte, choisi par le prof, était « Reassembling the Social » de Bruno Latour (2005, 311 pages). L’auteur distingue la « sociologie du social » de la « sociologie des associations » qui fonde sa fameuse théorie de l’Acteur-Réseau (ANT : Actor Network Theory). La première postule l’existence d’une « matière sociale » qui permet notamment d’identifier des groupes/milieux ou des effets sociaux, ce que l’auteur critique. La seconde part de postulats moins forts en doutant de l’existence de cette dimension proprement sociale des phénomènes de société humaine. Cela peut paraître anecdotique ou inutilement théorique, mais c’est très intéressant parce que cette approche prend le contre-pied de celle de Durkheim ou plus récemment de Bourdieu qui postulent l’existence de la dimension « sociale » que le sociologue devrait décrire, identifier, comprendre, etc. Du coup, en déniant ce postulat de base, il dynamite l’existence même de la sociologie en tant que « science du social », mais il ouvre de nouvelles perspectives : ne prendre aucun collectif comme allant de soi et définitivement acquis, prêter attention aux objets qui sont souvent les grands oubliés des descriptions sociologiques, ne pas concevoir les acteurs comme nécessairement stratégiques, faire confiance à ce qu’on observe avec l’idée positiviste que « tout ce qui existe doit pouvoir être montré », donner des descriptions éventuelleement plates mais complètes de ce qu’on observe, laisser une part à l’inexpliqué sans le fuir. Somme de conseils qui résultent de réflexions philosophiques passées un peu « over my head » comme ils disent par ici, même si le texte est très pédagogique.
Texte à la fois fastidieux et amusant, parce qu’il enfonce un vrai pieu dans la lourde sociologie bourdieusienne aujourd’hui routinisée et soi-disant de gauche, parce qu’il prend à bras-le-corps la question de « qu’est-ce que le social ? » (demander à quelqu’un-e qui vous parle de « social » ou de « milieu » ce qu’elle voulait dire par là, c’est toujours confus), et parce qu’il propose cette distinction entre « sociologie du social » et « sociologie des relations ».
Bien sûr, il ne faut pas oublier que l’apparition de Latour et de son école depuis une dizaine d’années (?) est concomittante des déclins à la fois du socialisme et de la classe ouvrière, et de l’influence de Pierre Bourdieu sur la sociologie française. En ce sens cette théorie de l’acteur-réseau aurait contribué à la diffusion du positivisme et du libéralisme dans l’université contemporaine, goodbye les classes sociales. Il faut absolument garder en tête ce contexte, mais ce n’est sans doute pas le plus important.
McQuarrie n’a pas mouillé son maillot, moi et d’autres ont l’impression qu’il pourrait faire beaucoup mieux s’il était poussé dans ses retranchements par des étudiants un peu moins amorphes – physiquement présents mais intellectuellement absents. Il a parlé à grand trait des apports théoriques de Latour. Mais il a bien apprécié le dialogue entre un bourdieusien et un théoricien de l’acteur-réseau que j’ai envoyé hier.
Mercredi 16 mars 2016
[attention discussion théorique en vue]
Dialogue caricatural entre une chercheuse Bourdieusienne (B) et une théoricienne de l’acteur-réseau (A) :
« B : waoooouh quelle corrélation entre le diplôme des parents et celui de leurs enfants ! Comment pouvons-nous expliquer cela ?
A : well, peut-être que si nous faisions une enquête exhaustive sans a priori dans chaque école de ce pays, nous découvrerions que cela est dû à des raisons diverses et complexes.
B : Eeeeuh, yeah mais en fait … le truc qui est intéressant ici, c’est cette surprenante corrélation sociale entre le diplôme de …
A : je te dis, avec cette étude exhaustive, nous ferions sûrement des découvertes et aurions une meilleure compréhension de la diversité des facteurs en jeu …
B : oui, enfin je pense que les forces sociales qui sont en jeu et se cachent derrière cette corrélation qui les révèlent …
A : est-ce que tu peux montrer empiriquement, de manière concrète, ce que sont ces « forces sociales » ? Est-ce qu’un quelconque enquêté t’a un jour parlé en entretien de « forces sociales » ? Non ? Eh bien laisse tomber, alors ça n’existe pas.
»
Alors B. appelle un vieil ami à l’institut national de la statistique pour réaliser un sondage mal fouttu, peu rigoureux, et avec un tas de variables sur « la domination ». A. retourne à sa sociologie de laboratoire.
(pour une explication, voir jour suivant)
Mardi 15 mars 2016
Parfois rien ne vaut une bonne liste.
Ce matin à ce séminaire de la LSE où à chaque séance de deux heures une paire d’étudiants de sociologie en première année de doctorat présentent aux autres leur sujet de thèse, il y avait :
-Victor : un grand gaillard costaud, jeans et grosses chaussures d’ouvrier, bonnet gris, issu d’une famille polonaise émigrée aux Etats-Unis, marxiste avec qui le courant passe bien. Il veut étudier les rapports à la politique dans un marché au Pérou.
-un chinois dont j’ignore le nom et qui semble complètement perdu. Les autres disent que c’est le fils d’un dignitaire du parti communiste chinois qui vient pour avoir un diplôme estampillé par une prestigieuse université anglosaxonne et rentrer au pays dans un haut poste de l’administration publique.
-une asiatique que je n’avais absolument jamais vue, pas même aux repas et apéros antérieurs.
-une prof d’un âge respectable avec un accent très british, et dont j’observais le plus attentivement possible faits et gestes pour voir comment elle mène un tel séminaire.
-la belle Anna, une allemande avec un très bon relationnel qui entreprend d’étudier la scène alternative à Berlin
-une caricature d’américaine : venue du Texas, blonde, massive, travaillant sur le financement des Républicains aux Etats-Unis. C’est elle qui par deux fois a ouvert le bal des questions suivant les deux présentations. Mais au fond elle est très sympathique.
-Dan et Tim, deux caricatures d’Anglais, assis côte à côte : petit pull tricoté par maman ou chemise, petites lunettes rouge ou en demi-lune, un accent qui les rend à peine compréhensibles pour poser des questions de méthodes et de techniques. Dan travaille sur les opinions politiques dans l’Union Européenne, Tim sur le marché immobilier uppé à Londres, les deux sous la direction du directeur anglais du département.
-une autre petite chinoise qui faisait une présentation qu’elle a inévitablement lue et qui était donc fatalement ennuyeuse, et formelle : « coordination », « network », « strategy », « leadership », « connectivity », « interaction », « policy effect » sont des mots souvent trop lourds à manier proprement.
-une femme qui travaille sur le mouvement homosexuel londonien et qui l’autre jour était venue avec sa petite copine au bureau.
-une indienne qui n’a pas ouvert la bouche
-le joyeux drille mexicain de la bande, Alejandro, avec qui nous parlons un peu de Podemos dont la nouvelle d’une démission est tombée ce matin.
-Birgan, la turque qui justement présentait son projet d’étude sur les liens entre mouvements sociaux et partis politiques dans son quartier d’Istanbul. Sans doute un très beau sujet, mais elle ne semble pas très motivée et elle est en conflit avec son professeur référent qui menace de ne pas valider son projet de recherche à la fin de l’année. Faute d’introduire le paysage politique turc que nous ne connaissons pas, elle nous perd assez rapidement.
-une palestinienne dont je sais par ailleurs qu’elle travaille sur la bande de Gaza.
Tout cela se passe dans une salle longue d’une bonne dizaine de mètres dans un grand building au bord d’une avenue passante du centre de Londres, avec des boiseries et un grand écran, la soufflerie est bruyante et me donne mal de tête. Chacun-e est avec son mug de café à emporter, les asiatiques avec leur thé légendaire. C’est toujours agréable de monter dans un vaisseau qui a sa propre inertie et qu’on n’a pas à porter d’aucune manière. Forcément ces doctorants sont tous dans l’abstrait car l’institution ne leur donne pas la liberté/confiance d’aller d’abord sur le terrain ou dans leurs bases de données statistiques. Par définition leurs questions sont donc très formelles. Eh, ce n’set pas facile de faire de la sociologie intéressante, aussi doté soit-on ! Il y aurait à dire sur le contraste abyssal entre notre situation et celle des gens que nous étudions, mais laissons cela pour un autre jour – V. m’a dit qu’il pensait souvent à cela, lui qui à la différence de ses camarades n’a pas de bourse de recherche et doit donc travailler pour financer sa thèse.
Mercredi 9 mars 2016
Des faits sociaux qui m’intriguent : la forte et très rapide baisse du nombre de femmes au foyer en Espagne, l’habituelle beauté des professeures de danse et le fait que parmi une majorité masculine quelques femmes prennent le rôle de leader des pas de danse alors que la situation symétrique n’arrive jamais, les dissenssions internes au parti espagnol Podemos qui sortent actuellement dans les médias – pourquoi maintenant et pas avant ou plus tard ?
Lundi 7 mars 2016
Temps incompressible de la recherche, du tatônnement.
Et proverbe espagnol intertemporel :
« Porque fueron, somos,
Porque somos, serán »
(littéralement : « Parce qu’ils furent nous sommes, et parce que nous sommes ils seront »)
Vendredi 4 mars 2016
Traversée de la City financière de London le matin vers 8h30 (« peak time ») : des grappes de cyclistes en combinaison qui roulent à toute blinde, des camions à gravas et des toupilles à béton autour desquels s’affairent des ouvriers en chasuble fluorescent qui arrêtent momentanément le traffic pour les faire rentrer dans le chantier, quelques grues et semi-remorques pour d’impossibles travaux de destruction de gratte-ciel pour en construire de plus hauts. Attention à ne pas accrocher un des piétons en costard. En raison du système de péage automatique il n’y a pratiquement plus de voitures privées, ce sont surtout des files de bus et de taxis. Ici il faut poser par deux fois le pied à terre pour traverser l’étroit passage laisser au milieu de la chaussée charcutée, là il faut attendre à un feu temporaire que les deux autres voies du croisement se soient bien arrêtées.
Jeudi 25 février 2015
Aujourd’hui départ à Brussel avant l’installation des étals de la zone, charcutée d’ailleurs par des travaux.
Puis, l’après-midi, lectures et dialogues vers l’Espagne. Un doux sentiment de désoeuvrement que je laisse venir et qui comble un vide légèrement inquiétant.